2. Notes de lecture
d’Alain Grosrey
Revue Le Croquant,
n° 17, 1994
et n° 19, 1996
Merville
Pujarin
Jacqueline
– 2 –
3. Pujarin | Jacqueline MERVILLE
Le Maître Océanique (The Oceanic Master), Mandir Edition, Poona, Inde, 1994.
ujarin Merville, écrivain et
peintre française résidant en Inde
depuis 1992, n’est pas inconnue des
lecteurs du Croquant. Quand elle
était encore Jacqueline Merville, elle
avait écrit dans le n°6 (hiver 1986-
1990) un bel article sur une expé-
rience en terre d’Islam. Son nouveau
prénom – du sanscrit pûjari qui dé-
signe l’officiant de la prière et du sa-
crifice hindous – signe l’entrée dans une nou-
velle représentation de la vie : celle du san-
nyasin, du renonçant à l’attachement
terrestre. N’écrit-elle pas d’ailleurs
dans l’avant-propos au Maître Océa-
nique : « Que ces pages soient lues
comme l’une des musiques d’être
sannyasin » ?
Sa parole est l’écho sensible d’une
expérience spirituelle indicible, pro-
fonde et réformatrice qui se mêle aux
reproductions picturales de la série
Blue, ces reflets énigmatiques d’expériences
méditatives à la surface desquels émergent des
P
– 3 –
4. signes tantriques. Sans expérience de l’Inde,
sans référence à sa pensée traditionnelle, sans
comprendre la signification et la portée de la
relation maître-disciple, sans connaître enfin
les arcanes de l’enseignement de son guide
Osho, la dégustation poétique d’une œuvre si
dense s’avérerait limitée, tant l’écriture pour-
rait paraître alors hermétique, cachant le sens
intime d’un langage nourri d’images ésoté-
riques, de symboles et de paraboles.
Ce court recueil, composé de quatre par-
ties, rappel des quatre Veda, du principe du
mandala, symbole d’unité indifférenciée, de
plénitude et de perfection dans l’hindouisme,
est entièrement dédié au très controversé
Shree Rajneesh qui rompit délibérément avec
la tradition yoguique indienne. Au-delà du
paradoxe entre tradition et modernité, au-delà
des images folkloriques que l’Occident a
greffées sur ce grand érudit que fut Osho, le
Maître Océanique peut être lu connue une
forme de kirtâna, de chant dévotionnel.
Pujarin Merville témoigne ici du dévelop-
pement du sens de la totalité, de la jouissance
de soi-même en tant qu’expérience libéra-
trice de tous les conditionnements qui nous
assujettissent à la torpeur de l’existence con-
traignante et souffreteuse du moi contingent.
Si lointaine que puisse nous paraître cette
expérience dans un monde de complexité et
de confusion, le dépouillement de la parole
poétique nous la fait entrevoir comme une
réalité possible et proche.
– 4 –
5. Romain Rolland, inspiré par Swâmi
Vivekânanda, était l’un des premiers à évo-
quer la sensation océanique-
comme pouvant
être assimilée à une expansion illimitée, posi-
tive et radieuse de la conscience. Le Maître
Océanique est un hommage rendu à celui qui
fut, pour Pujarin Merville, le médiateur de
cette sensation : une porte s’ouvrant sur
l’éveil, sur la réalité principielle de l’être.
Quand la vague réalise son inséparable
union à l’océan, la voie s’abolit dans la fin
qu’elle désigne. Telle est ici la poésie : che-
min et fin, vagues au-delà des vagues.
Alain Grosrey
Docteur d’État | PhD
Chercheur-associé
Université d’Angers
– 5 –
6. Pujarin | Jacqueline MERVILLE
Le Maître de la Nuit (The Masser of the Night), Mandir Edition, Poona, Inde, 1996.
lus qu’un recueil poétique, Le
Maître de la Nuit est une médi-
tation sur l’émerveillement et la joie
qui jaillissent du plus profond repos
de l’être, de cette « danse immo-
bile » où les objets de la conscience
se dissipent, laissant place au si-
lence et à la clarté d’un état qui
avait toujours été présent mais
n’avait pas encore été reconnu.
Ce nouvel ouvrage, qui fait suite au
Maître Océanique (cf. Le Croquant, n° 17,
pp. 195-196) est fondé sur le rapport entre la
nuit et la lumière, le vide et la forme. La
page est noire, terrain primordial
au-delà des phénomènes. Les mots
sont comme des icebergs qui, pous-
sés par le flux des idées, émergent
momentanément en ne cessant de se
dissoudre dans la masse informe
d’où ils sont issus. Il en va de même
pour les structures géométriques et
colorées que Pujarin Merville as-
semble sur du papier noir et qui
viennent encore une fois prouver les
continuités qu’elle dresse entre son activité
de poète et celle de peintre.
L’œuvre poétique est une empreinte figée
P
– 6 –
7. et mobile dans la pâte des mots. Elle est
commencement et fin à la fois. Elle est la fin
du cheminement, la fin d’un accomplissement
quand le poète a réussi à coaguler, au milieu
du vacarme des langages ordinaires, le fruit
de son cheminement labyrinthique. On aime-
rait parler à la place de Pujarin Merville et
appliquer à l’écriture les propos du peintre
Pierre Alechinsky qui affirme : « en dessi-
nant, on cherche son chemin, et chercher son
chemin, c’est déjà avouer le labyrinthe qui est
en nous ».
La densité et la lourdeur de l’existence
peuvent devenir les corridors sinueux qui
mènent à la confusion, à l’agitation ou à
l’abattement de celui qui se sait perdu. Ces
corridors peuvent aussi indiquer le parcours
qui conduit à l’œil du labyrinthe, au centre, à
l’unité de l’être-conscience-béatitude.
L’œuvre poétique est alors « œuvre au noir »
parce que le chemin qu’elle trace dans la
poussière de nos vies est celui qui conduit à
dépasser nos états de conscience transitoire.
Elle devient alors commencement et prélude
à un renouveau.
Au-delà du jeu d’ombres et de lumières,
de cette couverture noire qui embrasse la
blancheur intérieure du livre, Pujarin Mer-
ville esquisse la cartographie d’un laby-
rinthe où l’œil du visible se retire devant
l’émergence du regard intérieur.
Lire est acte d’autolibération de la cons-
cience qui cherche à atteindre son foyer ori-
ginel. Nous suivons le sentier que trace
l’écriture poétique et nous réalisons, au fur
et à mesure de la gustation, que l’homme ré-
el n’est pas celui à venir, l’homme possible.
– 7 –
8. L’écriture poétique sert sa propre annihila-
tion et nous place devant l’évidence du si-
lence, face à la vision sublimée de la
« Nuit » – indifférenciation primordiale, lieu
où l’homme illusoire se dissout.
René Daumal affirmait qu’« on ne connaît
pas la parole au moyen des mots mais par le
silence ». Le silence est ici la matière pri-
mordiale d’une « Nuit » qui est temps de la
germination, de la séparation de toute con-
naissance dualiste. Ne croyons pas que se
cache sous de telles opérations une vision
nihiliste. Il s’agit, bien au contraire, de réin-
vestir le monde des formes poétiques en les
imprégnant de la saveur ultime de la « Nuit
océanique », de telles sorte qu’elles puissent
répondre à une exigence noble et élevée :
celle d’éveiller la conscience à sa nature es-
sentielle et principielle.
Le Maître de la Nuit est un chant parcouru
d’invitations successives que rythment les
paroles accomplies d’Osho à qui Pujarin
Merville dédie son ouvrage. Qui connaît la
musique hindoue ressentira encore plus net-
tement la valeur de son phrasé.
L’architecture de ce livre-objet détermine
une respiration particulière de la lecture. On
a le sentiment que la matière verbale naît de
la page, comme elle naît du silence. Les
termes « Nuit » et « Noir » s’assemblent
pour former la note tonale à partir de la-
quelle s’élabore lentement un ensemble de
variations qu’enrichissent l’élan initial, sans
que jamais ne soit oublié le silence premier –
la « Nuit » – vers lequel retournent et se dis-
solvent les mots. Ces mots sont comme des
îlots flottant au milieu au milieu de l’océan
de la page et nous respirons au rythme de cet
– 8 –
9. espace immense comme si l’occasion nous
était donnée de percevoir le silence originel
inorganisé que les hindous appellent
l’anhad.
Nous sommes invités à nous abandonner à
« la Nuit, calligraphie du monde rendu à
l’extase », et à nous dissoudre dans la paix
de la noirceur, dans « le lac des âmes pai-
sibles ». la « Nuit » n’est pas ici celle de
Novalis, bien qu’il soit aussi question de re-
naissance mystique. La « Nuit » nous ren-
voie à la pierre noire, symbole de la Magna
Mater, du Palatin, aux divinités noires telles
Isis en Égypte et dont les vierges noires sont
les héritières. Lorsque Pujarin Merville
s’adresse à nous comme à des pèlerins, c’est
sans doute pour nous aider à comprendre que
l’art est un cheminement initiatique qui pré-
pare au recueillement intérieur et conduit au
moment silencieux de l’aperception de soi.
Je ne sais que trop combien il peut paraître
désuet de défendre une poésie aux réso-
nances mystiques alors que nous vivons au
sein d’un monde où l’on pourrait croire ai-
sément que la marée du sacré s’est à jamais
retirée. D’aucuns trouveront agaçant
d’évoquer la poésie comme exercice spiri-
tuel. Je crois pourtant qu’il est aujourd’hui
essentiel de défendre la subtilité d’un projet
qui, vantant l’expérience d’immédiateté, est
finalement plus dionysien qu’apollinien.
L’intelligence poétique nous incite ici à
demeurer présent à la source des choses.
L’art n’est plus alors intervention ou inven-
tion, mais immersion dans l’origine quasi-
ment perdue ou oubliée.
On dit parfois que la nuit correspond au
– 9 –
10. temps de la purification de l’intellect. Par
analogie, lire Le Maître de la Nuit, c’est
pénétrer cette durée qui modèle le travail
poétique dont la grandeur réside dans son
opérativité conçue comme immersion dans
la nature essentielle de notre être et éveil à
la réalité de l’Un sans second.
Difficile alors de ne pas songer aux Ru-
bâi’yât du poète mystique persan Djalâl-
od-Dîn Rûmî ou à la profonde méditation
du vol, durant laquelle on peut savourer,
nous dit Saint-Exupéry dans Vol de nuit,
« une espérance inexplicable ». Je crois que
Pujarin Merville a fait sienne cette formule
de Rimbaud : « Vous êtes en Occident,
mais libre d’habiter dans votre Orient,
quelque ancien qu’il vous le faille, – et d’y
habiter bien ».
Alors que ces mots s’inscrivent sur la
page, sort en ce moment même son tout
dernier ouvrage, La Mer de Siam (Éditions
Jean Caveiller, Marseille), dans lequel nous
aurons plaisir à nous plonger.
Alain Grosrey
Docteur d’État | PhD
Chercheur-associé
Université d’Angers
– 10 –
13. Rûzbehân Al-Baqlî AI-Shîrâzî,
Le Dévoilement des secrets et des apparitions des lumières.
Journal spirituel du maître de Shîrâz, présenté et traduit de l’arabe
par Paul Ballanfat, Éditions du Seuil, 1996.
i, comme le précise P. Ballanfat dans sa
riche introduction, Le Dévoilement des
secrets « appartient et se réclame du même
univers que le Coran, qui est l’archétype
même de toute littérature dans l’aire de la
civilisation de l’islam », il tient une place
très particulière au sein de la production lit-
téraire soufie où les textes autobiographiques
sont très rares.
On se doute bien que ce témoignage de
visions et de visitations spirituelles occupait
déjà une place importante
dans l’histoire de la littéra-
ture mystique, avant que
des spécialistes tels Henri
Corbin nous fournissent quelques commen-
taires et traductions partielles et, bien sûr,
avant que ne paraisse cette première traduc-
tion intégrale en langue française, complétée
d’une édition critique.
Rûzbehân (1128-1209), l’un des plus
grands représentants du soufisme iranien du
S
– 13 –
14. XIIe
siècle, nous montre que l’expérience
visionnaire est aussi une expérience litté-
raire. Fidèle à l’esprit et aux textes de Hallâj
(v. 858-922), reprenant sa doctrine du para-
doxe mystique, les développements poé-
tiques et les métaphores auxquels il a sans
cesse recours caractérisent un discours qui se
vide de sa fonction propre. Les redouble-
ments ou les enchevêtrements d’images ré-
vèlent l’impossibilité de réduire aux mots les
visions qui les décrivent.
Étonnamment, si la simplicité du but de la
quête s’estompe dans le jeu du langage, ce
dernier se codifie peu à peu, adopte des
formes particulières et singulières qui finis-
sent par incarner toute la beauté du style de
Rûzbehân.
D’un côté, on assiste donc à la mise en
œuvre d’une volonté cherchant à systématiser
conceptuellement les visions, et de l’autre, tout
nous pousse à reconnaître l’impuissance qui
réside au cœur même de la profusion des
mots. Le terme de ce paradoxe est de dévoi-
ler un « entre-deux » constitué par la matière
nominale ultime, elle-même formée par les
plus beaux noms qui servent à désigner
l’Absolu.
Hallâj fut condamné à mort pour avoir
dit : « Je suis la vérité créatrice ». Il fallut at-
tendre le poète Rûmi (1207-1273) pour clari-
fier des paroles porteuses d’un enseignement
qui nous indique que la personne d’Hallâj
n’étant que peu de chose, seul l’Absolu de-
meure. Le paradoxe est une des formes du
langage de l’ivresse. Il devient le lieu de pro-
duction des visions et non pas instrument de
– 14 –
15. description, Rûzbehân l’a porté à son comble
pour rendre compte à la fois des multiples
facettes du divin et, dans un sens, de sa totale
indétermination.
Si l’état de sainteté implique
l’appropriation d’une langue spécifique, Le
Dévoilement des secrets marque un tournant
dans le soufisme. Avec ibn’Arabi (1165-
1241). qui ne voyait dans le jeu des para-
doxes qu’un outil mineur, le soufisme allait
devenir une forme doctrinale systématique et
figée.
Comme le signale Vincent Bardet, qui a di-
rigé cette édition, « le texte de Rûzbehân est
donc un retour aux sources particulièrement
salutaire en un temps où les soufis sont en-
core la proie de l’hostilité et de la violence
des tenants d’une religion dont la seule légi-
timité est d’être celle de leurs pères. »
Alain Grosrey
Docteur d’État | PhD
Chercheur-associé
Université d’Angers
– 15 –